Peut-on tout dire avec la langue la plus concise du monde ?

Source: Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer | 15 septembre 2015

https://www.ulyces.co/admin/peut-on-tout-dire-avec-la-langue-la-plus-concise-du-monde-toki-pona-ithkuil/

La pleine conscience

En chinois, le mot « ordi­na­teur » se dit litté­ra­le­ment « cerveau élec­trique ». En islan­dais, une bous­sole est un « indi­ca­teur de direc­tion » et un micro­scope « un obser­va­teur du petit ». En lakota, un cheval est litté­ra­le­ment un « chien prodi­gieux ». Ces néolo­gismes montrent la capa­cité cumu­la­tive de la langue, qui nous sert à décrire l’in­connu en faisant réfé­rence au connu.

ulyces-tokipona-04
Un petit livre plutôt qu’un gros dico
Crédits : toki­pona.org

« C’est par la méta­phore que la langue évolue », écrit le psycho­logue Julian Jaynes. «Quand quelqu’un nous demande “Qu’est-ce que c’est”, si la réponse est diffi­cile à formu­ler ou l’ex­pé­rience évoquée entiè­re­ment unique, on dira souvent : “Eh bien, c’est comme —”. » Ce procédé méta­pho­rique est au cœur de Toki Pona, la langue la plus concise au monde. Tandis que Le Robert illus­tré compte 200 000 entrées et que même Koko le gorille commu­nique en employant plus de mille gestes tirés de la langue des signes améri­caine, l’en­semble du voca­bu­laire de Toki Pona ne compte que 123 mots. Pour­tant, comme sa créa­trice Sonja Lang et de nombreux locu­teurs l’af­firment, cela suffit à expri­mer presque n’im­porte quelle idée. Cette forme si écono­mique est obte­nue en rédui­sant la pensée symbo­lique à ses éléments les plus basiques, en fusion­nant des concepts liés et en utili­sant certains mots pour de multiples fonc­tions du discours. En compa­rai­son avec les centaines ou les milliers d’heures d’étude néces­saires pour maîtri­ser d’autres langues, les personnes parlant le Toki Pona s’ac­cordent à dire qu’il leur a fallu envi­ron 30 heures. Beau­coup d’entre elles consi­dèrent que cette faci­lité d’ap­pren­tis­sage fait du Toki Pona une langue auxi­liaire idéale au niveau inter­na­tio­nal, qui pour­rait concré­ti­ser le rêve d’un retour à l’unité humaine d’avant Babel. Cette langue est déjà utili­sée dans ce but par des centaines de passion­nés qui entrent en contact et forment une commu­nauté sur Inter­net. Ils sont issus de pays divers : du Japon, de Belgique, de Nouvelle-Zélande et même d’Ar­gen­tine. En plus de faire de Toki Pona une langue facile à apprendre, son approche mini­ma­liste a pour but de trans­for­mer la façon de penser des personnes qui l’uti­lisent. Le manque de voca­bu­laire provoque une sorte de circon­lo­cu­tion créa­tive qui demande de prêter une plus grande atten­tion aux détails. Évitant les expres­sions figées, le proces­sus reste ainsi très fluide. Selon Lang, le résul­tat est une immer­sion dans le moment présent, dans un état rappe­lant ce que les boud­dhistes zen appellent la « pleine conscience ».

Simple

« Qu’est-ce qu’une voiture? » s’est deman­dée Lang depuis sa maison de Toronto, lors d’une conver­sa­tion télé­pho­nique que nous avons eue récem­ment. « On pour­rait dire qu’une voiture est un espace utilisé pour être en mouve­ment », a-t-elle proposé. « Ça donne­rait tomo tawa. Mais, si on se fait renver­ser par une voiture, il s’agira d’un objet lourd qui nous percute. On dirait alors kiwen utala. » La vraie ques­tion est : Qu’est-ce qu’une voiture pour vous? Comme dans la plupart des cas en Toki Pona, la réponse est rela­tive. « Nous portons de nombreuses casquettes dans notre vie », pour­suit Lang. « À un moment, je serai la sœur de quelqu’un, et le moment d’après je serai une employée, ou un écri­vain. Les choses changent et nous devons nousadap­ter. » La dépen­dance de la langue sur la subjec­ti­vité et le contexte est aussi un exer­cice de mise en pers­pec­tive.« Il faut consi­dé­rer la façon qu’a notre inter­lo­cu­teur d’en­vi­sa­ger le monde ou une situa­tion donnée », déclare Marta Kreminska, citoyenne polo­naise. « Pour cette raison, je pense que Toki Pona a un grand poten­tiel pour rassem­bler les gens.» Pour créer cette nouvelle langue, Lang a travaillé à recu­lons, contre la tendance d’un lexique natu­rel. Elle a commencé par réduire le voca­bu­laire et conso­li­der le spéci­fique dans le géné­ral. « Je pense que les couleurs sont de bons exemples », dit-elle. « Il existe des millions de teintes qui diffèrent légè­re­ment les unes des autres, et à un moment, quelqu’un dit : “Bon, d’ici jusque là, c’est du bleu, et d’ici jusque là, c’est du vert.” Ce ne sont que des lignes arbi­traires sur lesquelles les gens se mettent d’ac­cord. » Toki Pona a une palette de cinq couleurs : loje (rouge), laso (bleu), jelo (jaune), pimeja (noir) et wallon (blanc). Tel un peintre, le locu­teur peut les combi­ner pour expri­mer n’im­porte quelle teinte du spectre. Loje walo pour le rose, laso jelo pour le vert. Les nombres aussi sont réduits. Lang n’avait que des mots pour « un » (wan), « deux » (tu) et « plusieurs » (mute). De nombreux locu­teurs ont donné au mot luka le sens addi­tion­nel de « cinq » et utilisent mute pour dire « dix ». Les mots sont répé­tés jusqu’à atteindre le nombre désiré. « em>Certains pseudo-mathé­ma­ti­ciens veulent être capables de dire 7422,7 », plai­sante Lang. « Je leur réponds que l’enjeu n’est pas vrai­ment là. »

L’enjeu, c’est la simpli­cité. Et en Toki Pona, « simple » signi­fie litté­ra­le­ment « bon ». Les deux concepts se retrouvent dans un seul mot : pona. « Si vous pouvez vous expri­mer d’une façon simple », explique Lang, « alors vous compre­nez vrai­ment de quoi vous parlez, et c’est bien. Si quelque chose est trop complexe, c’est mal. Trop de bruit entre dans l’équa­tion. Cette croyance est ferme­ment ancrée dans la langue. » Le poly­glotte Chris­to­pher Huff est d’ac­cord, et note que Toki Pona l’a rendu plus honnête : « Je suis plus à l’aise avec les choses que je ne connais pas, main­te­nant. » « Je n’ai réalisé la complexité des autres langues que quand j’ai commencé à parler le Toki Pona », ajoute Krze­minska. « Il y a telle­ment de choses diffé­rentes à dire avant d’ar­ri­ver effec­ti­ve­ment à expri­mer ce qu’on veut, et il y a telle­ment de choses qu’on n’est pas auto­risé à dire, même si on les pense. Prenez les marqueurs de poli­tesse, par exemple : “Si cela ne vous dérange pas trop, pour­riez-vous s’il vous plaît m’ap­por­ter une tasse de café? » En Toki Pona, on dirait simple­ment : “Donnez-moi du café.” Soit la personne le fait, soit elle ne le fait pas. Il n’y a pas de mot pour “s’il vous plait” et “merci”. Je veux dire, si vous le vouliez vrai­ment, vous pour­riez utili­ser pona, mais pourquoi utili­ser à l’ex­cès un mot si impor­tant et si puis­sant? »

4’33”

Pour­tant, comme le découvrent fina­le­ment les utili­sa­teurs de Toki Pona, on ne se débar­rasse pas si faci­le­ment des conven­tions cultu­relles les plus fortes. Le plus souvent, les locu­teurs trouvent rapi­de­ment des substi­tuts astu­cieux, surtout dans le domaine non-verbal. « Je me rends compte que je me repose davan­tage sur le langage corpo­rel », admet Krze­minska. « On a telle­ment l’ha­bi­tude de dire “s’il vous plait” et “merci” qu’on atendance à hocher légè­re­ment la tête à la manière des Japo­nais à la place. Cela fait bizarre de ne rien dire du tout. » Malgré ces compro­mis sur l’étiquette, Toki Pona parvient tout de même à trans­mettre une culture qui lui est propre. À travers l’omis­sion et l’in­clu­sion, le voca­bu­laire même est enra­ciné dans les maté­riaux de base de la vie quoti­dienne. « Cela m’a été inspiré par les chas­seurs-cueilleurs », note Lang. « Je me suis deman­dée ce que cela ferait d’être une simple personne au cœur de la nature, qui inter­agit avec les choses de façon primi­tive. »

Par consé­quent, la langue compte plusieurs mots dési­gnant divers orga­nismes vivants, mais dont aucun ne fait réfé­rence de façon spéci­fique aux tech­no­lo­gies modernes. Toute tech­no­lo­gie est concen­trée dans le mot géné­ral pour « outil » (ilo), auquel on peut ajou­ter, si besoin, d’autres mots décri­vant diffé­rentes fonc­tions. Sur ce choix, Huff parle d’une divi­sion au sein de la commu­nauté de Toki Pona : « Les uns pensent qu’on peut évoquer ces choses en Toki Pona, donc que nous devrions en parler. D’autres consi­dèrent qu’il y a certaines choses dont on n’a pas du tout besoin de parler. » En plus des partis pris notés précé­dem­ment, le lexique montre aussi une tendance assu­mée au posi­ti­visme. Krze­minska, qui parle cette langue avec son meilleur ami, a remarqué qu’ils ont tendance à bascu­ler en Toki Pona pour des conver­sa­tions plus plai­santes. « C’est l’un des prin­cipes de Sonja. C’est une langue pour dire les choses mignonnes et agréables. Les concepts sont
limi­tés, aussi un mot peut vouloir dire beau­coup de choses. Le mot pona renvoie à toutes les bonnes choses dans le monde : les ananas, les bananes, les chatons. Si je dis que mon ami est un janpona, je dis que c’est quelqu’un de bien. Souvent, quand on est tous les deux fati­gués et qu’on se sent un peu submer­gés, on dit que tout sera pona. Tu es une belle personne, tout est beau et tout sera toujours beau. Dès lors, tout s’ar­range. »

~

Pour avoir une pers­pec­tive diffé­rente, je me suis adressé à John Quijada, le créa­teur d’Ith­kuil. Cet ancien sala­rié du DMV (le dépar­te­ment des véhi­cules moto­ri­sés) a passé trois décen­nies à perfec­tion­ner ce qu’il appelle « une langue idéa­li­sée, dont le but est d’at­teindre le plus haut degré de logique, de détail et d’exac­ti­tude dans l’ex­pres­sion cogni­tive ». En combi­nant 58 phonèmes au sein d’un cadre gram­ma­ti­cal exigeant, Ithkuil est conçue pour expri­mer préci­sé­ment toutes les pensées humaines possibles. La langue est si complexe que même son créa­teur met souvent 10 minutes ou plus pour former un seul mot.

Par exemple, aist­laţer­vièl­lîmļ est le terme qui désigne « une situa­tion dans laquelle une personne laisse passer une oppor­tu­nité norma­le­ment inac­ces­sible, car elle ne se présente pas sous la forme opti­male de cette oppor­tu­nité, en dépit du fait qu’il est peu probable qu’elle se présente un jour sous cette forme (parexemple : gâcher une bouteille de vin très coûteuse car on ne parvient pas à trou­ver le meilleur moment pour la boire, ou lais­ser passer le grand amour car on espère que quelqu’un d’ “encore mieux” croise notre route) ». Une étudiante travaillant sur cette langue affirme que cela lui a permis de « voir des choses qui existent mais n’ont pas de nom, de la même manière que le tableau pério­dique de Mende­leïev lais­sait des cases vides où mettre les éléments qui n’avaient pas encore été décou­verts ». Tordez un simple phonème et vous arri­ve­rez à une nouvelle varia­tion dans votre pensée. Chan­ge­ment après chan­ge­ment, un locu­teur pour­rait errer pour toujours à travers un paysage infini de pensées uniques, dans une sorte de dérive linguis­tique. J’étais curieux de savoir ce qu’un homme qui a dédié sa vie à l’exac­ti­tude pensait d’une langue dans laquelle un mot pour dési­gner le sol (anpa) signi­fie aussi « défaite », et le nom « tête » (lawa) est aussi utilisé comme verbe pour signi­fier « contrô­ler ». « J’ai toujours été fasciné par l’am­bi­guïté », admet Quijada. « J’ai beau­coup de respect pour cela. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai tenté d’en venir à bout : je voulais voir si c’était possible. » Quant à l’écart entre Toki Pona et Ithkuil, ce passionné de musique se montre très concis, comme on pour­rait s’y attendre : « C’est la diffé­rence entre 4’33” de John Cage et une sympho­nie de Beetho­ven. »

ulyces-tokipona-08


Traduit de l’an­glais par Sophie Gino­lin d’après l’ar­ticle « How to Say (Almost) Every­thing in a Hundred-Word Language », paru dans The Atlan­tic