Si Le Sacre du Printemps est aujourd’hui reconnu comme une œuvre de référence, c’est grâce au travail d’archives de la chorégraphe Millicent Hodson et de l’historien Kenneth Archer. En effet, si l’œuvre originelle n’a été jouée que huit fois, comment peut-elle avoir été retenue dans l’histoire au point d’inspirer des centaines de chorégraphes contemporains ?
Le Sacre du Printemps, œuvre maîtresse du début du XXème siècle, est constituée de deux actes pour une durée de représentation d’un peu plus de 30 minutes. Réalisée en 1910 par Igor Stravinsky, la partition de ce ballet constitue un approfondissement des recherches initiées par le compositeur. Ainsi, comme dans L’Oiseau de feu (1910) ou Pétrouchka (1911), on retrouve le même travail de composition en terme harmonique et rythmique, mais poussé plus loin. Dépourvu de véritable intrigue, ce ballet est selon les mots du compositeur : « un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, (observent) la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps ». La chorégraphie de cette œuvre, confiée à Nijinski, fait là encore preuve d’une grande modernité. Délaissant la structure lissée du ballet romantique en évacuant ses enchaînements logiques, les danseurs sont transformés en créatures primitives. « Leur apparence est presque bestiale. Ils ont les jambes et les pieds en-dedans, les poings serrés, la tête baissée, les épaules voûtées. Ils marchent les genoux légèrement ployés avec peine “ écrit Nijinski dans ses mémoires.
En 1987, Hodson et Archer ont reconstitué Le Sacre du Printemps d’après Vaslav Nijinsky. Pour cela, ils ont retrouvé des témoignages des danseurs de la compagnie et de Bronislava Nijinska, sœur de Nijinsky et elle-même chorégraphe pour les Ballets Russes. La partition de Stravinsky a été retrouvée en entier, annotée de quelques précisions sur le rythme et de dessins de l’assistante de Nijinsky, Marie Rimbert. Un total de huit photographies en noir et blanc, prises par le Baron de Meyer, ont permis de reconstituer les costumes. Quelques croquis en couleurs de la journaliste Valentine Gross-Hugo ont été utilisés afin de déterminer les décors peints par l’artiste et anthropologue Nicolas Roerich. Mais la source principale des recherches de Hodson et Archer a été les articles de presse.

En effet, l’œuvre a fait un tel scandale que tous les journaux en ont parlé. On distingue à l’époque des critiques très engagées qui font soit l’éloge du génie russe, soit la condamnation d’une œuvre désordonnée et sauvage. Le croisement de ces différents témoignages a permis aux chercheurs de dégager les grandes thématiques de la pièce, les trajets des danseurs dans l’espace et leur rapport au corps. Le Sacre du Printemps d’après Vaslav Nijinsky – et selon ce que nous en savons aujourd’hui – c’est 46 danseurs, 113 musiciens, plus de 120 heures de répétitions, huit représentations puis plus rien.
En accord avec le livret écrit par Stravinsky et Roerich, Millicent Hodson et Kenneth Archer ont défini un premier tableau appelé « L’adoration de la terre ». Ce tableau met en scène des groupes de danseurs distincts, prosternés vers le sol, parfois immobiles et parfois martelant le sol. Les thématiques de rituel et de communion se font ressentir par des danses circulaires, imitant des combats entre des tribus. Les danseurs sont en transe, le lien sacré avec le Dieu est reconstitué. Le second tableau, « La danse sacrale », est marqué par la danse de l’Elue, choisie pour être sacrifiée. Par un corps en torsion, angulaire, et des mouvements qui ne cessent de se répéter, elle doit danser jusqu’à mourir.
Le travail de reconstitution de Hodson et Archer est minutieux, exemplaire. Presque sans aucune image, ils ont décelé les intentions originelles de Nijinsky. De nos jours, le ballet est appris tel qu’il a été reconstruit en 1987, cette version fait référence.
Le Sacre du Printemps est encore aujourd’hui repris par de nombreux chorégraphes. De par sa chorégraphie mais aussi de par sa musique, le ballet a été une rupture esthétique révolutionnaire.
Il subsiste encore de nombreux mystères autour de l’œuvre, comme par exemple qui a eu la première idée de l’œuvre entre Stravinsky et Roerich même si on s’accorde désormais à attribuer la paternité du Sacre au peintre.

peinture de Nicholas Roerich (1874 – 1947)
La notion de patrimoine chorégraphique se développe avec le Sacre du Printemps. Si une reconstitution parfaite est utopique, on cherche tout de même à respecter l’œuvre originelle. La musique et le livret sont des éléments indispensables car tangibles. Ils sont précis et permettent de retranscrire indiscutablement les intentions des créateurs. La danse en revanche est un langage subjectif, et dépend beaucoup des interprétations du public. Plusieurs systèmes de notation du mouvement ont été élaborés mais aucun ne fait office de langage commun, ce qui rend la transmission de la danse difficile. De plus, la chorégraphie de Nijinsky s’éloigne de tout ce qui se faisait en danse classique, il était impossible de poser des mots sur ses mouvements.
La reconstitution de Hodson et Archer est une version-cadre de l’œuvre. Cela signifie que toutes les versions de la pièce renvoient à cette œuvre de référence dans ce qu’on appelle un catalogue raisonné (les œuvres sont nomenclaturées et on leur attribue des numéros). Chaque version du Sacre du Printemps est à la fois une reconstitution et une invention, liant les éléments reconnus comme l’esprit de l’œuvre et les interprétations et envies propres de chaque chorégraphe.
De Le Sacre du Printemps: comment une œuvre dont nous n’avons aucune trace a-t-elle pu bouleverser l’histoire de la danse ? par Annaelle Dasse, via https://blogs.parisnanterre.fr/article/le-sacre-du-printemps-comment-une-oeuvre-dont-nous-navons-aucune-trace-t-elle-pu-bVouleverser


