Les vols les plus mémorables ne sont pas ceux qui cassent des vitrines, mais ceux qui exploitent la vulnérabilité humaine : faux exemplaires, alias, complicités internes, contrefaçons. Le voleur ingénieux laisse souvent moins de traces.
Le contraste saisissant entre la valeur littéraire ou patrimoniale des ouvrages et la légèreté relative ou l’absurdité de la peine — ou du maintien à résidence — choque. Le « crime du livre » jouit, hélas, d’une impunité relative.
1. Le “visiteur aux fausses reliures” de l’Université UCLA
On appelle ça du « prêt-retour frauduleux » : entre 2024 et 2025 Jeffrey Ying, un homme de la baie de San Francisco, est accusé d’avoir emprunté des manuscrits chinois rares (certains datés du xiiie siècle) dans les collections spéciales de l’Université UCLA, puis de les avoir remplacés par des contrefaçons pendant plusieurs jours, avant de se déplacer en Chine pour brouiller les pistes.

S’il est inculpé de vol d’« œuvres d’art majeures », il encourt jusqu’à dix ans de prison. L’originalité ? L’audace du subterfuge, doublée d’alias multiples et de faux retours — une méthode digne d’un roman policier, mais bien réelle.
2. Le réseau géorgien ou le “grand remplacement”
Ce gang opéra dans toute l’Europe de 2022 à 2024. Il subtilisait des ouvrages russes rares (Pouchkine, Gogol…) dans des bibliothèques nationales, puis les remplaçait systématiquement par des exemplaires trafiqués (mêmes dimensions, mêmes couvertures).

Son mode opératoire, mécanique et méthodique, a été dévoilé suite à une vaste enquête d’Europol.
À ce jour, une centaine d’ouvrages ont été récupérés — mais la peine encourue, le sort final des voleurs, reste encore en cours dans les juridictions européennes.
3. Le bonimenteur de la bibliothèque Girolamini
Probablement l’un des cas les plus invraisemblables : le directeur même de la bibliothèque, Marino Massimo de Caro, orchestrant le vol de milliers de volumes pendant la nuit, en désactivant les alarmes rudimentaires et en orchestrant la revente à travers des maisons de ventes. Tout cela s’est déroulé à Naples, en 2012.
Il a été condamné à 7 ans de prison pour détournement, transformés ensuite en assignation à résidence, après coopération avec les enquêteurs.Mais l’aspect farfelu ne s’arrête pas là : un dirigeant de la maison de ventes allemande Zisska & Schauer a été condamné à 5 ans pour complicité dans l’affaire.
Le scénario : un directeur de bibliothèque devient le voleur en chef de sa propre institution — inversion totale des rôles. Avec à la clef, une sanction de 20 millions €.
4. Stephen Blumberg, “le bibliomane en série“
Ce n’est pas le vol le plus « petit », mais son ampleur et ses motivations en font un cas marquant. Blumberg a volé plus de 23.600 volumes dans plus de 268 universités et musées américains et canadiens, pour une valeur estimée entre 5 et 20 millions de dollars, dans les années 1980-1990.
Jugé en 1991, il a été condamné à 71 mois de prison (environ six ans) et une amende de 200.000 USD — une peine finalement relativement légère compte tenu de l’ampleur du pillage ?
Son raisonnement ? Il se voyait comme un « custode » du patrimoine, prêt à restituer après sa mort — une illusion romantique, tragique et absurde à la fois.
5. John Charles Gilkey, “le voleur de bibliothèques bibliophile”
Gilkey ne revendait pas les ouvrages — il les collectionnait pour lui-même. Il utilisait des chèques sans provision, des cartes volées, ou des complicités dans des librairies. Son mode opératoire : voler selon la fameuse « Modern Library’s List of 100 best novels ».
En 2003, il est condamné à 18 mois de prison à San Quentin. Paradoxalement, il ne « voyait pas ça comme un vol » : il parlait de « faire affaire » avec les marchands — une vision presque romantique du crime.
6. William Jacques, alias Tome Raider
Cet ancien comptable britannique s’était spécialisé dans le vol d’ouvrages rares depuis les bibliothèques du Royaume-Uni. Il a été condamné deux fois : en 2002 (4 ans) puis en 2010 (3,5 ans).
Il dérobait des œuvres de Robert Boyle, Galileo, Thomas Paine, Malthus… et utilisait des identités mensongères pour vendre les volumes sans éveiller les soupçons. La touche cocasse ? Après sa première peine, il est interdit d’accès à toute bibliothèque britannique — une restriction juridique qui sonne presque littéraire.
7. Le casse de Transylvania University
Quatre étudiants — Warren Lipka, Spencer Reinhard, Chas Allen et Eric Borsuk — ont tenté de s’emparer d’ouvrages prestigieux (dont les folios d’Audubon) dans la bibliothèque Rare Books de l’université. Leur plan : piéger la bibliothécaire, l’assommer, la lier, et s’emparer des volumes pour les vendre via Christie’s sous de faux alias. Tout cela devait se dérouler dans le Kentucky en 2004.

Résultat : les quatre hommes ont été condamnés à sept ans de prison sans possibilité de libération conditionnelle. L’ironie : c’est l’une des affaires les plus médiatisées, dans laquelle le « groupe de potes en quête de sens » se prend les pieds dans son propre scénario ciné.
8. Le casse spectaculaire de Feltham
Londres, 2017 : plus de 160 volumes rares du xve au xvie siècle — Copernicus, Dante, Newton, Léonard de Vinci — volés dans un entrepôt entreposé pour transit vers une foire de livres anciens. Le mode opératoire ? Une entrée spectaculaire : percer des trous dans le toit, descendre en rappel, éviter les détecteurs de mouvement… digne de Tom Cruise et ses Missions impossibles…

Après des raids dans plusieurs pays, plus de 200 livres ont été retrouvés cachés sous les planchers d’une maison en Roumanie. La banalité de l’issue : malgré l’audace, ce vol semblait « commissionné » — pas une démarche d’amateur, mais d’un collectionneur obsessionnel.
9. Le pillage de la Carnegie Library
Au fil des décennies, un archiviste aurait détourné près de 300 volumes rares (cartes, incunables, manuscrits), pour une valeur estimée à 8 millions de dollars — l’un des vols les plus étendus dans l’histoire des bibliothèques américaines.

Ce casse s’est étalé sur plusieurs décennies dans la ville de Pittsburgh, aux États-Unis, sans qu’on remarque immédiatement les pertes massives. La sanction : des aveux publics, mais une peine relativement modeste par rapport à l’ampleur du vol (des détails précis restent discutés dans les médias).
10. Guglielmo Libri, le comte voleur du XIXe siècle
Le plus ancien — et peut-être le plus étonnant — parmi les grands vols. Libri, mathématicien et érudit, fut nommé inspecteur des bibliothèques françaises. Et c’est là qu’il commença à « emprunter » des manuscrits : des volumes de Galilée, Descartes, des correspondances précieuses. En 1850, il fuit en Angleterre avec 30 000 ouvrages répartis dans 18 grandes malles.
En 1841, Libri, connu pour son érudition et sa connaissance de l’histoire des livres, parvient à se faire nommer secrétaire de la Commission du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France. Abusant de ses fonctions et feignant une mauvaise santé (toussotant, vêtu d’une grande cape par tous les temps, il exigeait de se retrouver seul dans les archives des bibliothèques), il parcourt le pays et, un « emprunt » en entraînant un autre, il complète petit à petit sa collection de livres rares et d’autographes. Grâce à la confiance aveugle du chanoine Hyacinthe Olivier-Vitalis, il s’empare à la bibliothèque Inguimbertine de Carpentras de nombreux documents tels que les « Œuvres de Théocrite et d’Hésiode » (Venise, Alde, 1495), 72 des 75 lettres de Descartes au Père Mersenne (entre 1837 et 1847). Il n’hésitait pas parfois à mutiler certains manuscrits : cinq volumes du fonds Peiresc et au moins deux mille feuillets disparurent ainsi. La Bibliothèque Royale n’est pas épargnée, ni celle de L’Arsenal.

Condamné à 10 ans de prison en son absence, nombre des ouvrages ont été restitués, mais beaucoup restent irrécupérables. L’extraordinaire paradoxe : c’est un homme d’instruction, un savant, qui s’est mué en larron de son propre patrimoine.
Par Cécile Mazin