Les hiéroglyphes à la Renaissance ou l’utopie d’une langue et d’une écriture universelles

Cycle de conférences Dimitte voces, accipe sensus !  Les hiéroglyphes à la Renaissance ou l’utopie d’une langue et d’une écriture universelles, par Jean Winand au Collège de France, du Jeudi 21 novembre au Jeudi 12 décembre 2024

Venise, 1499 : Hypnerotomachia Poliphili ou la naissance des néo-hiéroglyphes

La parution en 1499, chez l’éditeur Aldo Manuce, à Venise, de l’Hypnerotomachia Poliphili attribuée à Francesco Colonna marque le début d’un mode d’expression savant et original dont les quelques productions qui nous sont parvenues s’étendent sur un peu plus d’un siècle. L’écriture en néo-hiéroglyphes entendait renouer, voire amplifier, une forme de communication en lien direct avec le monde des idées sans passer par le truchement d’une langue naturelle. Ce faisant, les humanistes du XVe siècle et les artistes de la Renaissance pensaient se rattacher à une tradition authentique remontant à l’Égypte antique telle qu’elle avait été remodelée par les philosophes et les historiens de la tradition platonicienne. Si l’engouement pour le mode d’expression hiéroglyphique doit beaucoup à la redécouverte en 1419 des Hieroglyphica, transmis sous le nom d’Horapollon, il fut aussi facilité par la pratique continue de divers modes d’expression symbolique depuis la fin de l’Antiquité jusqu’à l’aube de la Renaissance, ce qui permit d’ancrer la culture des images hiéroglyphiques dans les préoccupations chrétiennes, en en légitimant ainsi l’usage.

Festina lente : une lecture hiéroglyphique du monde

Le célèbre motif de l’ancre au dauphin est attesté depuis l’époque impériale romaine, comme en atteste le monnayage de Titus. Repris par les artistes et les humanistes de la Renaissance, son sens se développe et se transforme. La devise se laissera décliner iconographiquement de plusieurs manières sur des supports variés : outre l’ancre et le dauphin qui en constituent l’expression la plus populaire, on trouve l’ancre et le rémure, mais aussi le crabe et le papillon, qui illustrent la devise originale d’Auguste sur une série d’émissions monétaires. La composition incarne une autre face des hiéroglyphes renaissants : les iconogrammes, c’est-à-dire des compositions complexes devant être lues symboliquement et susceptibles d’être glosées linguistiquement, sans pour autant suivre les règles d’écriture propres aux néo-hiéroglyphes. Ce mode d’expression connaîtra un grand succès à la Renaissance, favorisant l’éclosion de genres nouveaux, comme les emblèmes et les imprese. Sans le savoir, les iconogrammes de la Renaissance renouaient avec une pratique amplement attestée en Égypte ancienne.

Lambert Lombard et le monument de Hubert Mielemans (église Sainte-Croix, Liège, ca. 1558-1560)

Lorsqu’elles illustrent des éditions imprimées, les inscriptions néo-hiéroglyphiques sont généralement accompagnées d’une traduction. Que faire dès lors que la traduction fait défaut, ce qui est généralement le cas pour les inscriptions figurant sur des monuments ou des tableaux ? Le visiteur ou le spectateur se transforme en déchiffreur, essayant de trouver une solution aux énigmes posées par les inscriptions néo-hiéroglyphiques. Le monument funéraire d’Hubert Mielemans (église Sainte-Croix, Liège, ca. 1558-1560) représente un cas d’école avec ses deux colonnes d’inscriptions. Même si manque toujours un témoignage direct, l’implication de l’artiste liégeois Lambert Lombard (1505-1566) fait peu de doutes. Ce dernier, qui était parti se perfectionner en Italie pendant près d’une année et demie, parsema généreusement ses œuvres de néo-hiéroglyphes. L’étude de ces dernières est l’occasion de réexaminer la question de la frontière entre les inscriptions néo-hiéroglyphiques (transposables dans une langue naturelle) et les « inscriptions » à but décoratif ou indexicales d’une certaine image de l’Égypte (sans possibilité de transposition). En l’absence du brouillon préparatoire qui dut nécessairement exister, le déchiffrement qu’on peut proposer des inscriptions du tombeau de Hubert Mielemans restera toujours un essai. L’interprétation suggérée ici s’appuie sur les sources disponibles à l’époque de la composition et suit les principes de rédaction attestés par ailleurs.

La fin d’un cycle : quand Athanasius Kircher composait ses propres hiéroglyphes

L’œuvre abondante du père Athanasius Kircher (1602-1680) marque un tournant, plus qu’une rupture avec l’esprit et les pratiques de la Renaissance. Le célèbre jésuite est connu – entre autres choses – pour ses nombreux ouvrages dans lesquels il tenta d’accommoder les inscriptions hiéroglyphiques à la foi chrétienne en vertu d’un présupposé théologique (prisca theologia). D’un point de vue méthodologique, Kircher resta en grande partie un homme de la Renaissance. Loin de renier l’approche symbolique des humanistes, il l’amplifia en élargissant son encyclopédie à toute forme de savoir (alchimie, magie, sciences) et tous types de sources (notamment arabes et hébraïques, mais aussi en lien avec l’Extrême-Orient). Il se distingua toutefois des pratiques de ses prédécesseurs en travaillant sur un corpus de textes authentiques (ou supposés tels). La dernière des trente dédicaces – une inscription hiéroglyphique de son cru disposée sur un obélisque – qu’il offrit à l’empereur du Saint-Empire en ouverture de l’Oedipus Aegyptiacus servira de point de repère pour cette dernière leçon. Cette composition personnelle marque à la fois une continuité avec l’esprit de la Renaissance en montrant la capacité des modernes à rédiger de nouveaux textes hiéroglyphiques, mais aussi une rupture dans la mesure où Kircher abandonna le répertoire des signes en vogue à la Renaissance pour se tourner vers des signes attestés sur les monuments égyptiens, conférant par là même un verni d’authenticité à sa composition.

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