Journée d’études
Lundi 7 et mardi 8 avril
MISHA – Université de Strasbourg, 5 allée du général Rouvillois
Entrée libre
Diffusion en ligne
Le numérique nous apparaît généralement à travers des images, des mots, des pictogrammes, des métaphores ou encore des interactions… Derrière ces choix de design en apparence techniques, il y a une manière très particulière de présenter et promouvoir cet ensemble socio-technique : celle d’un numérique sans matière, sans friction et sans impact.
Pire, le numérique participe à une forme de greenwashing en étant promu comme une solution technique à des problèmes environnementaux via les discours de la dématérialisation et de l’optimisation. Les représentations du numérique se placent ainsi dans la continuité de discours dominants qui reposent sur un optimiste technologique (Strand, 2018). Or ces choix de représentation, qu’ils soient conscients ou pas, participent à développer des imaginaires qui conditionnent la manière dont le numérique est envisagé, conçu et pratiqué. Sous le terme imaginaires sont regroupés autant les perceptions, modèles mentaux et théories populaires (folk theories) du quotidien que les promesses, discours et images de futurs possibles. À mesure que les outils numériques deviennent plus fluides d’utilisation, plus rapides et plus user-friendly, les ressources environnementales (et humaines) engagées pour parvenir à ces résultats sont de plus en plus conséquentes (Magee & Devezas, 2017). Les représentations du numérique participent alors à nourrir un imaginaire largement hors-sol du point de vue de ses impacts environnementaux.
Programme
Lundi 7 avril
15h00 – 17h00 Balade de l’infrastructure numérique de Strasbourg
Balade animée par Thomas Thibault de l’équipe Limites Numériques. Le lien d’inscription est disponible ici.
Mardi 8 avril
9h00 Accueil & café
9h30 Introduction
10h15 1er panel – Enquêter à partir des déchets numériques
- Marion Ficher – Waste IT – cartographie d’une matérialité numérique invisibilisée
Waste IT propose une expérimentation cartographique de sensibilisation sur un des enjeux de la matérialité numérique, sa phase de fin de vie, sa mise en rebuts. La modélisation de la fin de vie dans les analyses de cycle de vie (ACV) manque souvent de transparence, entraînant une invisibilisation et une sous-estimation des impacts environnementaux. Pourtant, ces mêmes ACV ont aujourd’hui une place importante dans les décisions politiques et stratégiques de la transition numérique et écologique, et il convient donc de questionner leurs hypothèses fondatrices. En considérant, ou rejetant, une part du réel, chacune d’entre elles devient une opération de mise en visibilité, ou en opacité, méthodologique des flux liés au numérique. Dans la lignée du design de la transparence et de la guerilla narrative d’Armiero, Waste IT cherche à faire apparaître l’influence de ces choix méthodologiques. Aux niveaux micro, méso et macro, et sur divers tissus (en particulier socio-techniques et socio-écologiques), quels choix pour quelle invisibilité structurelle produite ? - Anaïs Bloch; Thibault le Page – Au delà des représentations des chaînes de recyclage traditionnelles, ébauche d’une cartographie des secondes vies des objets électroniques
Cette communication explore le décalage entre la perception immatérielle du numérique et son impact environnemental tangible. Elle s’inscrit dans une critique de l’optimisme technologique dominant (Strand) et mobilise des approches comme le « follow the thing» ou la biographie de l’objet (Appadurai) pour retracer l’évolution des représentations d’objets numériques tout au long de leur cycle de vie, au dela des chaînes de recyclage traditionnelles. Cette contribution repose sur une enquête multi-située (France métropolitaine, La Réunion, Allemagne, Suisse, Japon) et s’intéresse aux secondes vies des objets électroniques mis au rebut. Trois terrains sont privilégiés :- Les artistes, qui réutilisent ces objets dans des démarches créatives.
- Les lieux de réparation liés à l’économie sociale et solidaire, qui prolongent leur usage.
- Les lieux d’archivage de jeux vidéo, qui conservent et documentent ces objets. L’objectif est d’observer les pratiques et les gestes des acteur.ice.s et les environnements où ces communautés évoluent, afin de cartographier les imaginaires associés aux secondes vies de ces objets électroniques.
11h15 Pause
11h30 2e panel – Pratiquer d’autres imaginaires numériques
- Labo.mg (Margaux Crinon et Geoffrey Dorne) – Génius Loci — Flânerie en éther-net
Cette présentation fait l’état du projet de recherche en design d’interaction Genius Loci, développé par l’atelier Labo•mg, qui propose une nouvelle approche de notre rapport au numérique. Face à l’apparente dématérialisation des informations numériques, ce projet vise à réinscrire les infrastructures web dans leur réalité territoriale et écologique. En s’inspirant des pratiques situationnistes et de la notion de dérive urbaine théorisée par Guy Debord, Genius Loci se manifeste sous la forme d’une extension de navigateur qui réintroduit des éléments de biodiversité dans l’expérience de navigation. Cette approche permet de transformer l’errance numérique en une forme de flânerie consciente et émancipatrice, en écho aux réflexions de Thoreau et Le Breton sur la marche. En rendant visibles les connexions entre le virtuel et le territoire, ce projet interroge notre rapport à l’attention dans les écosystèmes médiatiques contemporains et propose une réappropriation de notre temps de navigation au profit d’une exploration plus attentive de notre environnement immédiat. - Fabrice Sabatier et Keyvane Alinaghi – PtP : des jeux de cartes pour déborder le numérique
PtP est une sélection de deux jeux de cartes réalisés par les enseignant.es et les étudiant.es de l’École Supérieure d’Art et de Communication de Cambrai. Le premier (PireToPire) est un jeu de collection augmenté, pensé pour modéliser le protocole internet Peer to Peer en prototype tangible. Le second (Prompt to Play) est un dispositif conversationnel invitant les participant.es à s’interroger sur les intelligences artificielles et leurs usages, notamment dans les écoles d’art. Cette communication aura pour objectif de présenter ces « jeux » et leur dispositif, de décrire les conversations qu’ils génèrent et d’expliquer en quoi et comment ils travaillent les imaginaires (notamment écologiques), à partir de retours d’expériences et des « résultats » obtenus.
12h30 Repas
14h30 3e panel – Matérialiser & Dématérialiser le numérique dans les arts
- Lorène Picard – Re-matérialisations radicales : incarnations cauchemardesques en art
Nous étudierons la critique artistique radicale de la dématérialisation à travers les œuvres Erewhon (Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, 2019) et Compression Ubérisée (Christophe Bruno, 2019), en revenant sur les fonctions de la chair et de l’irreprésentable dans le contexte du capitalisme des plateformes. - Auxence Robert – La Machine de Person of Interest (2011-2016, CBS) une représentation écologique du « système technicien » numérique de surveillance
Cette interconnexion esthétiquement traduite par les split-screens reflète une pensée écologiste du monde.Superordinateur espion, la Machine prédit les menaces pour la sécurité nationale en traitant des quantités pharaoniques de données. Dans la série de Jonathan Nolan, elle détecte des crimes prémédités que Finch et Reese tentent d’empêcher. Elle en est également la narratrice, matérialisée par des plans de caméras de surveillance et des représentations de son fonctionnement.La série met en avant la matérialité du numérique, notamment à travers le data center de la Machine, visible dès le Pilot (S1E01). Elle aborde également les enjeux énergétiques liés à son existence. Ainsi, Person of Interest refuse d’invisibiliser le « système technicien » (Ellul, 1977) sur lequel repose son intrigue. - Simon Zara – Les infrastructures des images numériques : De la contre-visualité à l’étude des milieux
Si l’imaginaire d’un numérique dématérialisé persiste au cœur de la culture visuelle dominante, plusieurs artistes lui opposent une « contre-visualité » en donnant à voir la « matérialité de son incarnation ». Ainsi, Trevor Paglen filme des câbles de fibre optique immergés au large de la Floride (Deep Web Dive, 2015), Evan Roth capte, à l’aide d’une caméra infrarouge, des paysages au sein desquels des câbles du même type émergent des eaux (Landscapes, 2016-), et Mario Santamaría organise des tours guidés des infrastructures cachées au cœur de nos grandes villes (Internet Tour, 2018-). Toutes ces propositions artistiques visent à « montrer à quoi ressemble l’invisible ». Ce faisant, elles rejouent une distribution entre le visible et l’invisible. Par conséquent, elles peinent à saisir l’ampleur des phénomènes traités au-delà du champ visuel. Dans cette communication, il s’agira alors de « suivre les acteurs eux-mêmes », selon l’expression de Bruno Latour. Pour ce faire, l’enquête envisagera la multiplicité des relations (humaines et non-humaines) prenant place au sein du milieu sociotechnique dessiné par la vie d’une image numérique et insistera sur une réévaluation des images en tant qu’opérations de reconfiguration du « partage du sensible ».
15h30 Pause
15h45 4e panel – Questionner les interfaces graphiques
- Emmanuel Debien – Demander à voir, le coût énergétique des interfaces
Cette recherche vise à enrichir la lecture du design graphique par l’exploration de l’histoire du design d’interface. Elle traite aussi de la notion d’expériences utilisateur·ices en l’ouvrant sur le champ des cultures visuelles et des études matérielles, les questions d’usages collectifs et de design sans designer. Il est aussi l’auteur d’un article sur le skeuomorphisme paru dans la revue Back Office #5. Les interfaces graphiques, au sens du terme anglais de Graphical User Interface (GUI), sont des environnements visuels numériques. Ils sont conçus pour manipuler des données stockées dans la mémoire d’un ordinateur. Ils sont donc des sur-couches visuelles conçues pour permettre un échange, une symbiose (Licklider 1960) entre l’humain et la machine. Ce dialogue passe principalement par la manipulation directe d’éléments graphiques (textes, images, icônes, des boutons, …) qui sont simulés par la machine, le tout, dans un environnement lui-même simulé (fenêtres flottante, menus déroulants, …). L’interface graphique procède alors d’une série de choix de design qui définissent le champ des possibles, et les modalités visuelles et pratiques d’interaction avec les données. Cette communication propose de replonger dans l’époque qui a vu naître les premières GUI, qui, en proposant d’imaginer un ordinateur-outil destiné à augmenter les capacités cognitives humaines s’opposaient à l’idée, alors majoritaire, d’un ordinateur-assistant, une intelligence artificielle, à même de penser pour et à la place de l’humain. Nous verrons alors que le problème du coût énergétique se posait déjà, même si elles n’étaient pas encore associées à des questions écologiques, et qu’elles n’avaient pas la même ampleur que celles soulevées par le recours à l’IA dans nos interfaces. - Arthur Pons – L’espace entre CLI et GUI
Si d’un côté les CLI sont peu soumises à l’obsolescence logicielle mais que leurs mécanismes d’interactions compliquent leurs usages, de l’autre un ensemble de facteurs ont rendu au fil du temps nombre de GUI trop gourmands pour fonctionner convenablement sur du matériel ancien. Face au défi environnementale que constitue la durabilité du matériel informatique il est opportun d’étudier le spectre qui existe entre ces deux paradigmes et tenter d’en extraire le meilleur.D’abord en s’intéressant aux « nouvelles » capacités des terminaux. Couleurs 256 bits, support de la souris, caractères unicode, affichage d’images, toutes ces fonctionnalités permettent le développement de TUI (ici Terminal User Interface) implémentant, pour partie et de manière généralement plus sobre, des affordances et des manipulations traditionnellement réservées aux GUI.Puis en analysant plus finement la diversité des GUI. Elles n’imposent pas toutes de disposer de quantité conséquentes de ressources et certaines permettent de mettre à profit les interactions possibles via des CLI contournant ainsi leurs effets restrictifs.En explorant l’espace entre les CLI et GUI par les deux bouts on esquissera ce que pourraient être des interfaces hybrides, à la fois soucieuses du matériel et riches en diversité d’interactions.
17h15 Conclusion
Equipe organisatrice
La journée d’études est co-organisée par Nolwenn Maudet et Anaëlle Beignon, chercheuses dans le laboratoire ACCRA de l’université de Strasbourg et membres du projet de recherche Limites Numériques. La journée d’études s’inscrit dans le programme de recherche Cultures Visuelles de l’ACCRA.
Comité scientifique
Anaëlle Beignon
Margaux Crinon
Timothée Goguely
Nolwenn Maudet
Vivien Philizot
Sophie Suma
Bibliographie
- Brignull Harry. 2013. “Dark Patterns: inside the interfaces designed to trick you”. theverge.com. http://www.theverge.com/2013/8/29/4640308/dark-patterns-inside-the-interfaces-designed-to-trick-you
- Cellard, Loup et Anthony Masure. 2019. “Le design de la transparence : une rhétorique au cœur des interfaces numériques”, Multitudes, no 73, dossier « Tyrannies de la transparence », dir. Emmanuel Alloa et Yves Citton.
- Cérin, Christophe, Denis Trystram et Tarek Menouer. 2023. “The EcoIndex metric, reviewed from the perspective of Data Science techniques”. IEEE 47th Annual Computers, Software, and Applications Conference (COMPSAC), Torino, Italy, 2023, pp. 1141-1146, doi: 10.1109/COMPSAC57700.2023.00172.
- Degoutin Stéphane et Gwenola Wagon. 2021. Atlas of the Cloud, 72 planches, 48x35cm, couleur. Voir : https://d-w.fr/en/projects/atlas/
- Derrac, Louis. 2024. “Ecosia Browser, ou quand le greenwashing numérique fume la moquette tout en plantant des arbres”. louisderrac.com. https://louisderrac.com/2024/04/ecosia-browser-ou-quand-le-greenwashing-numerique-fume-la-moquette-tout-en-plantant-des-arbres/
- Ensmenger, Nathan. 2018. “The Environmental History of Computing”. Technology and Culture 59 no. 4, p. 9.
- Giroud, Guillaume. 2021. « L’interface de la représentation, représentations de l’interface ». Interfaces numériques 10 (1). https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.4542.
- Heikkilä, Ville-Matias. 2020. “Permacomputing”. viznut.fi. http://viznut.fi/texts-en/permacomputing_update_2021.html
- Maes, Lionel. 2022. “Dive into the Machine”, entretien dans le cadre de “tangible cloud”, sessions de travail de mars à mai 2022 ayant pour but d’imaginer des narrations alternatives au cloud.https://archives.tangible-cloud.be/files/interviews/17_maes.pdf
- Magee, Christopher et Tessaleno Devezas. 2017. « A simple extension of dematerialization theory: Incorporation of technical progress and the rebound effect », Technological Forecasting and Social Change 117, p. 196.
- Masure, Anthony. 2017. “Panne des imaginaires technologiques ou design pour un monde réel?”. Actes de la journée d’étude [«CinéDesign : pour une convergence disciplinaire du cinéma et du design»](http://www.cinema-design.fr/panne-des-imaginaires-technologiques-ou-design-pour-un-monde-reel).
- Michaud, Thomas. 2017. « De la science-fiction à l’innovation technoscientifique : le cas des casques de réalité virtuelle », Innovations no. 52, p. 43-61. DOI : 10.3917/inno.052.0043.
- Preist, Chris, Daniel Schien et Eli Blevis. 2016. “Understanding and Mitigating the Effects of Device and Cloud Service Design Decisions on the Environmental Footprint of Digital Infrastructure”. In Proceedings of the 2016 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI ’16). Association for Computing Machinery, New York, NY, USA, 1324–1337. https://doi.org/10.1145/2858036.2858378
- Strand, Roger, Andrea Saltelli, Mario Giampietro, Kjetil Rommetveit et Silvio Funtowicz. 2018. “New narratives for innovation”. Journal of Cleaner Production, 197, 1849–1853. https://doi.org/10.1016/j.jclepro.2016.10.194
- Vitale, Francesco, Izabelle Janzen et Joanna McGrenere. 2018. “Hoarding and Minimalism: Tendencies in Digital Data Preservation”. In Proceedings of the 2018 CHI Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI ’18). Association for Computing Machinery, New York, NY, USA, Paper 587, 1–12. https://doi.org/10.1145/3173574.3174161