Cartographies de l’amour

« Voyage en pays amoureux » – ou comment utiliser la cartographie pour représenter l’amour et les transports amoureux

@JulesGrandin
https://twitter.com/julesgrandin/status/985797927670108160


Capitales, routes, ports, fleuves… les hiérarchies et liens inhérents à l’univers cartographiques sont un moyen extrêmement efficace de représenter des phénomènes, qu’ils soient géographiques ou amoureux.

Premier exemple, le plus connu : la carte du Royaume de Tendre, qui figure dans le premier tome de l’ouvrage de Madeleine de Scudéry : « Clélie, Histoire Romaine » (mi XVII°). L’idée est de représenter les transports amoureux sous la forme d’un réseau de villages et de liaisons

Bien souvent les cartes imaginaires sont des îles : cela donne plus de liberté dans le dessin des côtes et permet de créer des archipels, des petites et grandes îles etc. Ici ce n’est pas le cas, mais l’eau reste au coeur du territoire, qui est structuré par le fleuve Inclination

Toujours dans le domaine hydrographique : le lac d’indifférence et la mer Dangereuse, ainsi que les deux fleuves Reconnaissance et Estime sont autant d’étapes ou de conclusion de la relation amoureuse

Le système urbain est dominé par quatre grandes villes : Nouvelle-amitié, Tendre-sur-Inclination, Tendre-sur-Reconnaissance, et Tendre-sur-Estime.

Le point de départ du cheminement amoureux est la ville de Nouvelle-Amitié, puis la relation évolue en fonction du chemibn emprunté : il y a un point de départ, mais plusieurs points d’arrivée, et on voyage du Sud vers le Nord

Chacune des routes présente des dangers qui lui sont propres : cherchez à atteindre Tendre-sur-Reconnaissance et vous pourriez passer de la Négligence à l’Inégalité, puis de la Tiédeur à la Légereté, avant d’arriver à l’oubli puis de vous abîmer dans le lac d’Indifférence

La bonne route, elle, vous mènera de Jolis vers en Billets doux, de Billets galants en Sincérité, puis de Générosité en Respect, avant d’atteindre la bonté et le but ultime : Tendre-sur-Estime.

Le voyageur distrait pourrait bien se retrouver dans les flots agités de la mer d’Inimité, après être passé par Méchanceté, Médisance et Perfidie. Le voyageur avisé, lui, saura choisir la bonne route en passant par Petits soins, Sensibilité et Tendresse.

On note que les trois villes-but sont situées sur des fleuves dont l’embouchure est quasi-commune, et qui se jettent tous dans la Mer dangereuse : toutes les villes d’arrivée présentent donc des dangers.

Sur les 35 termes toponymiques employés, 13 sont à connotation négative. La route de l’amour est donc une route dangereuse (mais elle vaut le coup)

Même idée générale, mais résultat bien différent pour la « Carte du royaume de Coquetterie », inspirée par un ouvrage de l’abbé d’Aubignac, au milieu du XVII° siècle aussi

Ici, plus traditionnellement, l’amour est une île : il faut emprunter un bateau pour s’y rendre. Mais le plus intéressant est qu’il est possible d’en revenir, contrairement au pays du Tendre où l’aventure ne peut que se finir, bien ou mal

Pour quitter l’île, il suffit de s’adresser au capitaine Repentir qui vous permettra un retour sur le continent dans la chapelle de Saint-Retour. Il vous faudra pour cela traverser « l’abîme de désespoir »

Du coup, si la carte de Tendre parle de billets doux et de tendre inclinaisons, ici on parle plus « Solitudes favorable », « Tête folle », « Courte monnaie » et « Lac de confusion ». L’Abbé d’Aubignac n’a pas l’air aussi fun que Madeleine de Scudéry

On retrouve néanmoins la notion de parcours : si la carte de Tendre en propose trois, on a l’impression ici d’un seul parcours possible, et circulaire, qui nous emmènera nécessairement vers la fin de la relation amoureuse et la chapelle de Saint-Retour

Un siècle plus tard, ambiance plus guerrière pour la « Représentation symbolique et ingénieuse projetée en siege et en bombardement comme il faut empêcher prudemment les attaques de l’amour » (1730), de Matthäus Seutter

Ici, le sujet principal de la carte est le coeur de l’homme, véritable forteresse à la Vauban, sujet aux attaques de la femme qui cherche à le séduire.

La forteresse est bombardée par l’artillerie féminine (« Attaque du beau sexe ») qui se retrouve sous un déluge de « Tendresse », d’ « Enchantement » et autres « Entreprises »

Mais l’attaque peut être repoussée : ainsi les lettres présentes sur les remparts font l’inventaire des méthodes à utiliser pour résister à un tel assaut : prudence, dextérité, liberté, précaution, expérience etc.

On pourra aussi toujours compter sur les « Conseils des fidèles amis » pour tenter de résister à cette « Attaque de notre faiblesse » !

Ici, l’amour est représenté comme un « Palais » (et non plus une « forteresse ») – qui a un petit côté prison-île de type Château d’If ou Alcatraz, « où l’entrée est facile mais d’où peu en sortent sans y laisser leur liberté »

On a donc trois cartes comme autant de visions de l’amour, le voyage amoureux pour Madeleine de Scudéry, la relation éphémère pour d’Aubignac, puis la séduction pour Seutter

Elles ont toutes les trois en commun le fait de nous montrer la puissance de la cartographie pour mettre des concepts en image et la façon dont elle stimule l’imaginaire