La forme livre

À propos de : Isabelle Olivero, Les Trois Révolutions du livre de poche. Une aventure européenne, Sorbonne Université Presses
par Roger Chartier , vía https://laviedesidees.fr/Olivero-Les-Trois-Revolutions-du-livre-de-poche.html

En s’attachant aux petits formats, aux livres qui tiennent dans la poche, Isabelle Olivero nous rappelle l’importance de la matérialité des textes et le rôle décisif des éléments non verbaux des livres dans le processus de construction de la signification des discours. Le format est l’un de ces éléments, associé avec d’autres : les caractères, gothiques, romains ou italiques, la mise en page, plus ou moins aérée par les blancs, la présence ou non d’illustrations, la ponctuation qui commande la lecture, ou la reliure qui peut réunir dans un même objet plusieurs ouvrages.
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Dans son livre, lui-même en format de poche, Isabelle Olivero scande avec une érudition toute encyclopédique et – chose rare – comparatiste, trois temps qui lui paraissent correspondre à trois innovations essentielles : les éditions portables des classiques grecs et latins publiées par Alde Manuce à Venise à la charnière des XVe et XVIe siècles ; la « révolution Charpentier » des années 1840 qui propose dans un nouveau format, le « in-18 Grand Jésus », des livres vendus à 3,50 francs et compose une Bibliothèque aux séries multiples ; enfin, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, le développement des « paperbacks » et des collections de poche.
Isabelle Olivero prend soin d’inscrire chacune de ces « révolutions » dans une trame historique qui n’est pas sans précédents. Ainsi, au temps du manuscrit, les petits formats des Bibles parisiennes du XIIIe siècle ou des livres d’heures. Ainsi, au XIXe siècle, la publication de livres petits, légers, bon marché, déjà annoncés comme « bibliothèque de poche ».
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Dans ses deux derniers chapitres, Isabelle Olivero tente un diagnostic sur le présent. Il est caractérisé, dans l’édition, par le triomphe du livre de poche ou, plus généralement, de toutes les collections à petit prix, et, dans la culture écrite, par les conquêtes quotidiennes des pratiques du numérique. Produisant ou recevant des textes brefs, détachant des fragments des totalités textuelles, ces pratiques éloignent du livre et de tous les discours construits à partir d’une architecture dans laquelle chaque élément a un lieu et un rôle.
L’enjeu essentiel n’est donc plus seulement celui, bien rebattu, de la « mort du livre » comme objet matériel dont le contenu pourrait rencontrer de nouvelles modalités d’inscription et de transmission : les « e-books », les éditions en ligne, les collections numériques. Il est celui de la perpétuation du livre comme forme particulière de discours, qui a pu, comme le montre cet ouvrage, s’inscrire dans des matérialités diverses et successives – le livre de petit format étant l’une d’entre elles. Le monde numérique, par les pratiques qu’il permet ou impose, n’est pas accueillant pour le livre, au deux sens, matériel et textuel, du terme. C’est là l’un des constats inquiets que suggère ce très bon livre, dense, fluide et informé.