par Paul Vacca
Via https://www.lesechos.fr/weekend/livres-expositions/rentree-litteraire-la-vie-secrete-des-notes-de-bas-de-page-1788296
Au commencement était le texte. Avec ses voyelles, ses consonnes et sa ponctuation. Au Moyen Âge, quelques moines studieux décidèrent de glisser des commentaires entre les lignes, puis, pour gagner en clarté, de les déplacer dans les marges à l’aide d’astérisques. Plus tard, au XVIe siècle Richard Jugge, l’imprimeur de la reine Elisabeth, chargé d’éditer la nouvelle Bible anglicane annotée à partir de la version calviniste en vigueur, eut une idée : et si, pour mettre de l’ordre, il reléguait les commentaires dans un espace dédié sous le texte ? Ainsi, fut inventée dans une imprimerie, la note en bas de page, née de l’union de la rhétorique et de la typographie.
Le début d’une longue histoire. Et d’un long désamour. Fastidieuse à lire autant que pénible à produire, elle devient vite le cauchemar des lecteurs et des thésards. Qui n’a pas fulminé contre ce signe venant interrompre de façon intempestive et soporifique la dynamique de notre lecture (1) ? Pour le dramaturge britannique Noël Coward, c’est sans appel : « Lire une note en bas de page revient à descendre pour répondre à la porte alors qu’on est en train de faire l’amour. » Elément du paratexte, la note a tout du parasite ; l’indigne ancêtre de nos notifications numériques d’aujourd’hui.
Pourtant, comme le raconte Anthony Grafton, professeur de littérature à Princeton, dans son essai réjouissant Les Origines tragiques de l’érudition – Une histoire de la note en bas de page (2), tout avait bien commencé. Ce fut d’abord une histoire d’historiens. La note venait répondre à un besoin impérieux à mesure que l’histoire gagnait en scientificité : la nécessité de citer clairement ses sources et l’importance croissante accordée aux preuves pour étayer chaque thèse. Car si le texte persuade, les notes prouvent. Et celles-ci deviennent pour chaque historien la cheville indispensable entre « la narration littéraire et le compte rendu de ses recherches ».
Edward Gibbon, le Mozart de la note
Cet enjeu scientifique n’empêcha nullement la note en bas de page d’incarner, au siècle des Lumières, la forme la plus élevée des arts littéraires. Elle trouva même son Mozart : l’historien Edward Gibbon dont l’Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain élève la note en bas de page au rang des beaux-arts. Sa virtuosité, note Grafton, « peut donner à une simple référence bibliographique le balancement solennel d’une péroraison cicéronienne ; elle peut offrir à une précision un éclat comique éblouissant ; elle peut développer des trésors de diplomatie associant, dans une note concise, le rejet ironique de certaines croyances de ses confrères au respect sincère pour leur savoir. Avec Gibbon, les notes sont des feux d’artifice rhétoriques et poétiques dont « l’irrévérence religieuse et sexuelle divertissait ses amis et enrageait ses ennemis ».
Mais peu à peu, la note semble prendre sa mission de vérification (3) trop au sérieux. L’éloquence primesautière se fige en prose officielle. On passe alors du salon de conversation au bureau du greffier gagné par le langage technocratique (op. cit., ibid, loc. cit., cf. supra, q.v. et al), la pile des références et la nausée des listes. Et comme pour donner des gages de sérieux, la note s’impose une nouvelle mission : distiller l’ennui. Grafton, la trouve alors aussi excitante que la fraise d’un dentiste : « Comme le crissement de la fraise, le sourd murmure de la note au bas de la page de l’historien rassure ; l’ennui qu’elle distille, comme la douleur infligée par la fraise n’est nullement vain : c’est une partie du prix à payer pour toucher les dividendes de la science et de la technologie moderne. »
Une maladie de l’érudition moderne
Las, le bâillement est contagieux. En 1975, Georges Dumézil, philologue, historien et anthropologue s’alarme de sa prolifération. « Une des maladies de l’érudition moderne, écrit-il dans Fêtes Romaines, est l’hypertrophie des notes qui alignent dix, vingt références, davantage même, des sortes de bibliographies croupions qui ne garantissent même pas que l’auteur a eu recours à tout ce qu’il nomme et qui encombrent la moitié inférieure des pages, à la manière des vastes décharges qui rendent peu amènes les abords de certaines villes. » Il appelle à réagir contre « cette forme spécieuse de pollution ».
Lieu insalubre, c’est aussi un endroit dangereux. Le bas de page possède quelque chose des bas-fonds. A l’insu de l’étage noble du texte, c’est un underworld aux venelles obscures et glauques où toutes sortes d’exactions sont commises à l’abri des regards : flagornerie éhontée à l’adresse des puissants ; maquillage ou détournement de preuves ; croche-pieds à des concurrents et néanmoins confrères avec des qualificatifs bien choisis (« le très dispensable… » ou « le surestimé… ») ; quand ce ne sont pas des règlements de comptes avec des arguments contondants ou des coups de poignard dans le dos à base de phrases assassines.
Un coup d’épingle dans le ballon du romancier
La note en bas de page ne reste pas longtemps un rituel d’initiés. Très vite, elle se répand comme une traînée de poudre hors des murs de l’université. D’abord en s’infiltrant dans le roman historique, et notamment dans un sous-genre qui fait florès au XIXe siècle celui des mystères urbains, à l’instar des Mystères de Paris d’Eugène Sue, modèle du genre. Pour Balzac, « une note est le coup d’épingle qui désenfle le ballon du romancier » dont il souligne l’effet pervers : « Comment M. Sue veut-il que nous puissions croire à ce que disent ses personnages, si de loin en loin il crible ses pages d’astérisques qui vous renvoient à de petites notes où il vous cite les auteurs auxquels il emprunte leurs discours ? »
La note tatillonne
Bref, les notes deviennent vite contreproductives. Le plus est l’ennemi du bien : au lieu d’ouvrir le texte sur ses possibles, elles le balisent comme un lieu clos. Par leur omniprésence, elles deviennent l’expression autoritaire du surmoi professoral, une présence par-dessus l’épaule de l’élève lui intimant comment il doit lire. Indépendamment de leur qualité, la présence insistante de ces notes finit par distiller l’idée que pour goûter un texte, le préalable requis est sa compréhension totale. Or lire consiste aussi à s’accommoder des zones d’ombre.
En ce sens, Stephen Hawking reconnaissait que sa fameuse Brève histoire du temps était un livre difficile d’accès, ardu même pour qui n’était pas rompu aux arcanes de l’astrophysique. Peu lui importait que tous ses lecteurs saisissent la teneur exacte de ses démonstrations. L’essentiel à ses yeux était que chacun, quel que soit son niveau, puisse capter le parfum d’une quête intellectuelle. De la même manière, n’est-il pas un pour le moins maladroit de venir rompre le charme évanescent de la phrase durassienne, la fluidité des flux de consciences de Virginia Woolf ou le phrasé brumeux de Modiano par une note en bas de page tatillonne ?
Malgré tous ces défauts – ou plutôt grâce à eux – la note en bas de page est devenue un terrain de jeux pour des parodies littéraires. Un objet de divertissement postmoderne qui irrigue la littérature de Jonathan Swift, Tom Jones de Henry Fielding ou Infinite Jest de David Forster Wallace (qui contient 388 notes), La Vie mode d’emploi de Georges Perec, David Foenkinos (qui distille ses romans de petites notes comme autant de contrepoints), sans oublier Jorge Luis Borges qui en fait un usage virtuose et envoûtant .
Dans certaines fictions, la note devient même le coeur du sujet. C’est le cas de Notes pour une déconstruction mentale, cette nouvelle tour-de-force de JG Ballard, composée d’une phrase de 18 mots – « A (1) discharged (2) Broadmoor (3) patient (4) compiles (5) Notes (6) towards (7) a (8) Mental (9) Breakdown (10), recalling (11) his (12) wife’s (13) murder (14), his (15) trial (16) and (17) exoneration (18). » – dont les 18 notes dissèquent le sens précis de chaque mot composant ainsi un puzzle autour d’une ténébreuse affaire de féminicide. Plus radical encore, Footnotes une nouvelle signée Charles Coleman Finlay, n’est constituée que de notes issues d’un article dont on ne sait rien à propos d’une catastrophe ou d’un fléau dont on ne sait pas grand-chose… On est un peu chez Lichtenberg avec son couteau sans manche qui a perdu sa lame. Nabokov avait déjà utilisé ce procédé en virtuose dans son splendide Feu pâle, roman à l’érudition dévastatrice dont le récit se niche dans le paratexte d’un poème de 999 vers composé d’une introduction, de notes et d’un index.
Après avoir migré en fin de chapitre, la note est sur le point de disparaître.
Finalement, ce sont des fictions qui nous rappellent que, malgré son destin tragique – et sa probable disparition -, la note en bas de page reste un terrain de jeu précieux : scientifique, en tant qu’elle fait vivre, note après note, la communauté des chercheurs dans la reconnaissance mutuelle de leurs dettes intellectuelles ; et littéraire, en cultivant l’art du contrepoint et du off, de la connivence et de l’autodérision avec le lecteur, comme les apartés au théâtre. Bref tout ce qui concourt à faire que les livres ne sont pas des monologues, mais des conversations ininterrompues par-delà l’espace et le temps.
(1) Et que dire du potentiel soporifique de la note en bas de page de 165 pages que John Hodgson, vicaire de campagne et antiquaire dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle a rédigé dans son Histoire de Northumberland !
(2) Qui ne comporte pas de notes en bas de page mais en fin d’ouvrage, notons-le.
(3) On parlerait aujourd’hui de « fact-checking ».
Pour en savoir plus :
Les Origines tragiques de l’érudition – Une histoire de la note en bas de page, Anthony Grafton, (Seuil/Bibliothèque du XXe siècle).
The Devil’s Details : A History of Footnotes, Chuck Zarby (Touchstone).
Quelques ouvrages de fiction avec des notes en bas de page :
La Maison des feuilles, Mark Z. Danielewski (Points Seuil, 2000)
« Infinie Comédie », David Forster Wallace
« L’affaire Jane Eyre », Jasper Fforde (10/18)
« Bartleby et compagnie », Enrique Vila-Matas (10/18, 2000)
« Feu pâle », Vladimir Nabokov (Folio, 1962)
« Note pour une déconstruction mentale », une nouvelle de JG Ballard (1972)
« Fictions », JL Borges (Folio)
Et tous les romans de David Foenkinos
Le record :
165 pages, c’est la longueur de la note de bas de page(s) la plus longue (dans Histoire de Northumberland de John Hodgson)