Le Manifeste de Venise a été annoncé lors du Sommet Européen du Patrimoine 2023 a Venise. Voici la version provisoire:
Préambule
Nous, acteurs et défenseurs du monde de la culture et du patrimoine culturel, réunis à Venise du 27 au 30 septembre 2023, à l’occasion du Sommet européen du patrimoine culturel ;
Célébrant, à l’occasion du 60e anniversaire d’Europa Nostra, le rôle inestimable de la Culture et du Patrimoine culturel, matériel et immatériel, pour l’avenir de notre continent ;
Rappelant les campagnes précédentes d’Europa Nostra, y compris l’Appel à l’action de Berlin (2018), la Déclaration de Paris (2019), le Manifeste de Prague (2021), et les appels pertinents de nos ONG partenaires ;
Profondément préoccupés par les effets dramatiques du retour de la guerre sur le continent européen, et consternés par tant de pertes en vies humaines et en moyens de subsistance, ainsi que par les attaques contre les sites culturels et patrimoniaux ;
Également préoccupés par les menaces croissantes qui pèsent sur les valeurs fondatrices du projet européen, en particulier celles de la paix et de la solidarité, de la démocratie et des droits de l’homme, de l’État de droit, de la liberté d’expression et de l’expression artistique ;
Persuadés que la culture et le patrimoine culturel, en raison de leur importance historique, éthique et esthétique, représentent plus que jamais les forces essentielles qui relient les Européens entre eux, et que ce sentiment de solidarité est d’autant plus crucial en ces temps de peur et d’incertitude ;
Convaincus que la culture et le patrimoine unissent les gens au-delà des frontières, indépendamment de leur nationalité, de leur sexe, de leur origine ethnique, de leur religion ou de leurs convictions, de leur handicap, de leur âge, de leur orientation sexuelle, de leur identité ou expression de genre, de leur statut économique et d’autres contextes divers ;
Engagés dans la lutte contre les effets croissants de la crise climatique, grâce à un effort conjoint liant durabilité, innovation et inclusivité, et mobilisant les forces de la culture et du patrimoine pour proposer de nouvelles idées, de l’énergie et des perspectives pour le continent ;
Nous avons décidé de lancer solennellement, dans la ville emblématique de Venise, et plus particulièrement dans le site patrimonial exceptionnel de la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, un Manifeste sur la « Citoyenneté culturelle européenne ».
Le Manifeste de Venise
L’Europe et le monde sont confrontés à de profonds défis. Le retour de la guerre en Europe, la montée du populisme d’extrême droite, ne sont que quelques-uns des risques qui menacent les fondements mêmes de nos démocraties et les valeurs que les citoyens de notre continent se sont efforcés d’établir au fil des siècles. De même, nous sommes confrontés à une urgence climatique sans précédent, qui entraîne une pression considérable pour la préservation de notre santé, de notre agriculture, de notre cadre de vie et de nos sites patrimoniaux, ainsi que le déclenchement de nouvelles et profondes crises humanitaires.
Suivant les exemples d’Altiero Spinelli et d’Ernesto Rossi dans leur Manifeste de Ventotene « Pour une Europe libre et unie », publié en juin 1941 ; rappelant l’exhortation de Winston Churchill dans son célèbre discours à l’Université de Zurich le 19 septembre 1946 sur le thème « Unissez l’Europe ! « et le non moins important plaidoyer de Robert Schuman dans son discours de Paris du 25 mars 1952 – « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni selon un plan unique ; elle se construira par des réalisations concrètes qui créeront d’abord une solidarité de fait »-, il est temps d’avancer une idée nouvelle et résolue, liée à une vision renouvelée de ce continent, ancrée sur la nécessaire impulsion donnée à la culture et au patrimoine culturel en ces temps incertains, à savoir celle d’une Citoyenneté Culturelle Européenne. Un nouveau concept démocratique ancré non pas dans la géographie politique physique du continent, mais auto-émancipé et ouvert à tous.
L’analyse de l’histoire et de l’expérience de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale est claire : dans l’évaluation des éléments nécessaires à la reconstruction du continent, la priorité a été massivement donnée à la reconstruction économique du continent et à la restauration du commerce mondial avec les grandes puissances. Il a été trop peu fait référence au fait que les diverses nations et peuples d’Europe pouvaient être fédérés autour d’un nouvel idéal, à savoir leur culture et leur patrimoine culturel communs. Les références à la citoyenneté sur une base continentale étaient ancrées dans le caractère politique et économique du projet européen d’après-guerre, négligeant les forces primordiales de la culture et du patrimoine. Une citoyenneté culturelle européenne doit donc dépasser les limites rudimentaires de la politique et de l’économie, et embrasser les racines spirituelles et philosophiques du patrimoine européen, matériel et immatériel, qui fait pleinement partie de nos valeurs communes.
Aujourd’hui, cependant, le tableau est sombre. Alors que le monde est à nouveau menacé par des puissances belligérantes et que nos principes démocratiques fondés sur l’État de droit sont également attaqués – sur notre continent européen commun -, il est devenu de plus en plus évident que la solution ne peut plus être trouvée uniquement dans des considérations économiques. Il est évident – et l’expérience des 70 dernières années l’a démontré – que le projet européen ne peut exister sans le soutien de ses citoyens, et plus encore contre leur volonté. Au fil du temps, ce manque d’attention à la dimension humaine et culturelle du projet européen a été son principal échec. C’est pourquoi il est grand temps de placer la culture et le patrimoine au cœur même de ce projet. Le concept innovant et positif de citoyenneté culturelle européenne doit être ouvert à tous ceux qui croient au rôle de la culture pour transcender les frontières physiques et mentales de notre continent européen au profit d’un avenir meilleur et plus pacifique.
La culture et le patrimoine occupent une place de choix dans l’histoire de notre continent. Chacune de ses villes, localités et régions, porte les traces d’un riche passé artistique et intellectuel. La longue et hasardeuse histoire de l’Europe a trop souvent été tumultueuse, créant des moments de souffrance et de troubles. Mais la culture, par sa diversité, a toujours été l’élément qui a permis de transcender l’état de conflit, en assurant à ses peuples des périodes de bien-être et de progrès uniques. Malgré ses moments de violence, l’Europe a produit, depuis l’Antiquité, des générations de bâtisseurs, d’artistes, de musiciens, de philosophes et de scientifiques qui ont voyagé, noué des liens et travaillé ensemble par-delà les barrières matérielles et immatérielles. Ils ont inspiré les gens de siècle en siècle, en Europe et dans le reste du monde, façonnant progressivement un corpus de valeurs qui ont été et sont toujours un point de référence pour de nombreuses nations et de nombreux peuples à travers le monde. Peu de villes autres que Venise portent mieux les signes de cette production culturelle, reflétée à chaque coin de rue par son patrimoine époustouflant. Sur la base de cet exemple, une citoyenneté culturelle européenne doit être marquée par une conscience commune de ce qui représente l’unicité et la beauté de ce continent, et animée par la conviction que l’on obtient toujours de meilleurs résultats lorsqu’on le fait ensemble.
Se référer à l’unicité de l’Europe ne signifie pas que l’Europe est une île, empêtrée dans ses frontières : ses réalisations ont toujours inclus un esprit d’ouverture et de solidarité, qui ont contribué à son attrait pour des générations de personnes venant du monde entier. Cette dimension doit être rappelée en ce moment particulier, où l’Europe et sa société de plus en plus pluraliste sont confrontées à une longue série de crises : environnementales, politiques et sociales, qui soulignent toutes la nécessité d’unir ces diverses générations de personnes, par l’éducation, la culture et le patrimoine. En outre, l’Europe doit s’appuyer sur sa culture et son patrimoine pour établir des partenariats avec d’autres pays et continents à travers le monde. Les auteurs et les signataires de ce Manifeste souhaitent souligner qu’en appelant à une citoyenneté culturelle européenne, ils ne remplacent pas les expressions nationales, régionales ou locales de nos identités. Au contraire, il les renforce en reconnaissant et en embrassant une dimension européenne dont elles sont complémentaires, mettant en évidence de manière ferme et claire les identités à multiples facettes dont jouissent tous les citoyens en Europe.
Dans le même temps, le lancement d’une nouvelle forme culturelle de citoyenneté implique également, pour tous les Européens, un nouvel ensemble de responsabilités qui nous concernent tous. Cela nécessite une action de la part des dirigeants politiques à tous les niveaux de gouvernance pour soutenir pleinement l’idée d’une citoyenneté culturelle européenne. Cela signifie également que les citoyens européens doivent s’efforcer d’introduire, parmi les multiples programmes et priorités politiques de l’Europe – environnementaux, numériques, sociaux, éducatifs -, un volet spécifique exploitant les ressources clés fournies par les secteurs plus vastes de la culture et du patrimoine culturel.
Dans la conclusion de leur Manifeste de 1941, Spinelli et Rossi écrivaient : « Aujourd’hui, dans un effort pour commencer à dessiner les contours de l’avenir, ceux qui ont compris les raisons de la crise actuelle de la civilisation européenne, et qui ont donc hérité des idéaux des mouvements dédiés à l’élévation de la dignité humaine, … ont commencé à se rencontrer et à se chercher les uns les autres. Le chemin à parcourir n’est ni facile ni sûr, mais il doit être suivi et il sera fait ! « .
A l’heure où nous devons construire ensemble un nouveau récit pour l’Europe, basé sur de nouvelles idées et initiatives, les auteurs et signataires de ce Manifeste de Venise marquent un engagement similaire, celui d’assumer une Citoyenneté Culturelle Européenne, pour la défense de nos valeurs partagées et l’avenir de notre continent. Nous appelons tous les citoyens et les organisations de la société civile, ainsi que les décideurs opérant aux niveaux local, régional, national et européen, à contribuer à faire des principes de ce Manifeste une réalité.
Via https://www.europanostra.org/the-venice-manifesto-for-a-european-cultural-citizenship/