La fatigue du printemps

via https://www.radiofrance.fr/franceculture/la-fatigue-de-printemps-une-pathologie-de-langue-allemande-1907938 La « fatigue de printemps », une pathologie de langue allemande par Pauline Petit

Il est de ces mots qui n’existent que dans une seule langue et dont la traduction, parfois hasardeuse, nous amuse tout en nous révélant une idée bien précise sur laquelle nous ne pouvions justement mettre un terme. Parmi eux, le doux nom de « Frühjahrsmüdigkeit« . Composé de « Frühjahr » (qui signifie printemps) et « Müdigkeit » (fatigue), il désigne cette lassitude ou épuisement que l’on peut ressentir avec l’arrivée des beaux jours, au sortir de l’hiver. Le terme a même sa déclinaison verbale : on dira « ich bin frühjahrsmüde« , littéralement « je suis fatigué du printemps » ou plutôt « j’ai la fatigue du printemps ».

En quoi consiste cette étrange maladie ? Les Allemands sont-ils si épuisés qu’il leur fallait dédier un mot de leur langue, réputée propice à la création de concepts, à ce mal printanier ? Pourquoi n’avons-nous pas un mot français pour le désigner ? La Frühjahrsmüdigkeit s’arrêterait-elle, tel un nuage radioactif, à la frontière franco-allemande ? Ou comment d’un phénomène mi-pathologique mi-linguistique que nous voyons comme une curiosité d’un côté de la frontière, révèle de l’autre une réalité culturelle… De quoi mêler ici conseils contre la fatigue saisonnière dignes d’un magazine pour salle d’attente, goût des « intraduisibles » et réflexions sur l’hypothèse linguistique de Sapir-Whorf, laquelle voudrait que la langue influe sur la façon dont on conçoit la réalité.

Un nom poétique, une explication biologique

Tous les ans, au moment de l’équinoxe de printemps, la presse allemande s’en fait l’écho : la population est prise d’une irrépressible sensation de fatigue. Si celle-ci ne s’abat certainement pas uniquement sur les citoyens allemands, le mot unique pour la nommer ne semble exister que dans la langue de Goethe. Cette pathologie homologuée est une sorte de spécificité nationale (on pourrait même dire fédérale) et, à en juger les tendances des recherches en ligne tous les mois d’avril, nos amis d’outre-Rhin la prennent très au sérieux. Ses symptômes : une forte envie de dormir, un léger mal de tête et un manque d’énergie généralisé…

Cette « maladie » serait liée à trois facteurs conjoints. Il y a d’abord une histoire d’hormones : l’hiver, nous fabriquons davantage de mélatonine, une hormone naturelle dont la sécrétion augmente à la tombée de la nuit et favorise l’endormissement. Or, cela prend du temps. Notre corps s’est à peine adapté à la rigueur de l’hiver que le printemps arrive déjà et impose ses nouveaux paramétrages. Progressivement, l’augmentation du rayonnement UV réduit la production de mélatonine afin de stimuler celle de la sérotonine à la place, l’hormone dite du bonheur ; mais pendant un certain temps, la mélatonine continue de nous tenir dans le noir… S’ajoute ensuite un changement de métabolisme : en hiver, on aurait tendance à se nourrir de façon plus grasse et moins vitaminée. Avec le printemps, le corps doit à nouveau s’adapter à une alimentation généralement plus légère. Enfin, le lever du soleil, plus matinal, nous prive de précieuses minutes de sommeil, environ 4 par jour, soit près d’une demi-heure en fin de la semaine.

Autrement dit, ce que l’on pourrait traduire plus familièrement par une « flemme printanière », s’expliquerait biologiquement : l’organisme doit à nouveau s’adapter à davantage de lumière et à des journées plus longues, avec un déséquilibre hormonal et métabolique… Bref, un petit changement de rythme dû au renouvellement des saisons qui le fatigue, rien de plus rien de moins. Et les conseils pour y remédier sont souvent les mêmes : s’exposer à la lumière du soleil, manger des fruits, se doucher à l’eau froide pour désensibiliser son corps aux variations de température… et essayer de ne pas succomber aux siestes.

Les mots pour le dire

Les Allemands ont finalement respecté l’expression à la lettre, ils ont mis des mots sur des maux. Mais pourquoi n’a-t-on pas également ce terme en français ? Cette fois, c’est une citation de Boileau qu’il convient de rappeler : « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément« . Concevrait-on mieux ce phénomène en tant qu’Allemand ?

Le très sérieux hebdomadaire allemand Die Zeit s’interrogeait ainsi : « La fameuse fatigue printanière existe-t-elle vraiment ou s’agit-il d’un conte médical ?« . On peut, bien sûr, invoquer des explications météorologiques très concrètes, qui concernent certes l’Allemagne, mais pas uniquement. « C’est un phénomène courant sous les latitudes où vous pouvez toujours vous asseoir au soleil le soir en été et vous recroqueviller devant le poêle dans l’obscurité de l’hiver » – autrement dit, dans les pays où les températures et la luminosité changent très sensiblement selon les saisons. « En Allemagne, on estime que 50 à 70 % des personnes ressentent le changement de saison au printemps comme un effort physique, poursuit l’article. Nous nous sentons apathiques, irritables et ne pouvons nous concentrer sur rien« .

Aussi familiers que les Allemands aux changements saisonniers et à leurs effets sur le corps, nous n’en avons pour autant pas consacré un mot de notre dictionnaire, ni même une expression – à l’inverse des anglophones, lesquels parlent parfois de « springtime lethargy » ou « spring fever« , qui a la facétie de désigner aussi une hausse d’énergie. Seulement, morphologiquement, la langue allemande a la particularité de faciliter l’élaboration à l’envi de concepts en regroupant ou fusionnant des mots les uns aux autres. Aussi trouve-t-on dans leur vocabulaire des termes presque intraduisibles. Par exemple, les germanophones ont un terme unique pour décrire le fait de renforcer un problème alors même que l’on tente d’y remédier : Verschlimmbessern (fusion des verbes « aggraver » et « améliorer »). On trouve aussi le poétique et pessimiste Weltschmerz, notion qui exprime la détresse éprouvée face à la différence entre notre monde idéal et le monde tel qu’il est, ou encore, le drôle de mot de Schnapsidee qui désigne une idée si folle qu’elle ne peut être née que dans un verre d’alcool, de celles qui s’avèrent finalement ridicules le lendemain matin…

Les mots façonnent-ils notre culture ?

On comprend ainsi qu’il n’est pas difficile, pour les germanophones, de mettre le mot sur la chose – et de dire en un seul groupe de lettres à rallonge cette fatigue qui survient au moment du printemps. Mais est-ce parce que le mot existe que le phénomène, justement, préoccupe tant les Allemands au point d’en faire un marronnier qui revient aux pages santé des journaux allemands en même temps que les hirondelles sur notre continent ? Ou le contraire ?

Cette question n’est pas sans rappeler l’hypothèse anthropolo-linguistique dite de « Sapir-Whorf », du nom du linguiste américain Edward Sapir et de son élève, Benjamin Lee Whorf. Largement discutée, celle-ci soutient l’existence d’un principe de « relativité linguistique » selon lequel notre langue détermine notre rapport à la réalité ; nos représentations seraient conditionnées par notre langue natale. « Les êtres humains ne vivent pas uniquement dans le monde objectif ni dans le monde des activités sociales tel qu’on se le représente habituellement, mais ils sont en grande partie conditionnés par la langue particulière qui est devenue le moyen d’expression de leur société« , écrit ainsi Edward Sapir en 1929.

Du mot à la chose et de la chose au mot, l’importance culturelle du Frühjahrsmüdigkeit se mesure surtout à la popularité médiatique de cette thématique, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi… Notons qu’un concept similaire existe également au Japon, dont la langue est aussi fournie en mots-valises. Le « gogatsubyô » (五月病) désigne littéralement la « maladie de mai », une sorte de coup de blues qui surgit le cinquième mois de l’année. Mais cette fois, l’explication est pleinement sociale. A l’école comme dans de nombreuses entreprises, l’année se termine généralement en mars. Avril d’avril marque donc une période de nouveau départ, avec son lot de concours scolaires, de recrutements et de déménagements professionnels. Une agitation qui prend fin le mois suivant, occasionnant chez certains Japonais une déprime de printemps… En attendant l’été !